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Un petit partage d'une vieille fiche de lecture. Titre de l’ouvrage : Les sociétés en guerre, 1911 – 1946. Ouvrage collectif coordonné par Bruno Cabanes et Edouard Husson. Source : Armand Colin, collection U Histoire contemporaine, Paris, 2003. Chapitre 6 : Brutalisation des sociétés et brutalisation des combattants. (Antoine PROST, pages 99 à 111) Introduction. On doit la notion de brutalisation à l’historien américain George L Mosse dans son essai de 1990 (traduction française date de 1999), De la Grande Guerre au totalitarisme. La brutalisation des sociétés européennes, London, Oxford University Press. Sa notion s’applique par lui prioritairement au champ politique allemand. La brutalisation (on dit aussi « ensauvagement ») désigne la contagion des sociétés des pays belligérants en temps de paix par des habitudes, des pratiques de violence contractées sur le champ de bataille lors du premier conflit mondial. Ce néologisme établit un lien fort entre l’expérience de la guerre et l’émergence du nazisme : c’est parce que la société allemande a été rendue brutale par la guerre qu’elle a accepté l’hitlérisme. « L’indifférence croissante à la mort de masse » aurait contribué à rendre possible l’extermination des Juifs. L’affirmation centrale dont part Mosse est : « La confrontation avec la mort de masse est sans doute l’expérience fondamentale de la guerre » et cette rencontre avec la mort de masse est « cruciale si l’on veut comprendre les attitudes envers la vie ». Pour Mosse l’effet principal de cette rencontre est l’acceptation, l’apprivoisement de la mort par un triple processus complémentaire : - La « naturalisation » : rend la mort douce et paisible en la plaçant à l’intérieur d’un cadre naturel (récits, images…). - La « sanctification » : les morts de la guerre sont des martyrs, bénis de dieu car ils ont donné leur vie en sacrifice rédempteur pour l’ensemble du peuple. - La « trivialisation » ou « banalisation » : dédramatisation de la guerre par une masse d’objets de pacotille, comics, films… Notion et processus sont contestés : - Naturalisation et sanctification des morts de la guerre font partie du deuil collectif et elles aident parents et amis à supporter la mort de leurs proches. Signifient-elles que la mort n’a pas d’importance et la vie pas de valeur ? La difficulté du deuil dit justement le contraire. - La trivialisation peut être vue comme une défense contre des émotions trop intenses pour qu’on puisse les évoquer de façon plus directe. - Les sociétés françaises et anglaises ont mené la même guerre et auraient donc dû subir la même brutalisation. Ce qui n’est pas le cas. Pourquoi ? Pour finir, la force réelle de la problématique de Mosse tient à ce qu’elle s’ancre dans la question qui hante l’histoire depuis Auschwitz ; la « mort de masse » sert de trait d’union entre la Grande Guerre et la Shoah. 1) La brutalisation relative des combattants. 1.1) La contre-culture des armées. La notion de brutalisation vise les sociétés et il ne faut pas la confondre avec celle de la violence de guerre qui concerne les individus. Toutes les deux partagent la question fondamentale de la transgression de l’interdit du meurtre. En effet, les armées se construisent autour de deux normes contraires à la vie civile et civilisée : l’acceptation de la mort et la résolution à tuer qui viole le tabou du meurtre. Elles transforment des civils en soldats qui se font tuer et qui tuent. Pour atteindre ce résultat, les armées développent une contre-culture qui repose sur une légitimation du tuer à la guerre. Les fondements sont multiples : déculpabilisation de l’exécutant qui ne fait qu’obéir aux ordres ; caution des autorités politiques, religieuses et militaires ; la légitime défense (tuer pour ne pas être tué) ; discours de dévalorisation, de déshumanisation, de diabolisation de l’ennemi => rôle central de la propagande et de l’idéologie nationaliste. Les armées ne veulent pas qu’un discours, elles veulent des actes => elles veulent des soldats qui ne disent pas seulement qu’il est beau de mourir ou de tuer pour la patrie mais des soldats qui tuent et se font tuer. Cela passe par l’entraînement qui valorise la culture physique ; permet une accoutumance au répugnant (ramper dans la boue) ; vise à constituer un groupe soudé ; développe l’obéissance « sans hésitation ni murmure » à l’ordre du chef ; et surtout enseigne les gestes qui tuent (par ex l’armée canadienne enseigne à ses marins pdt le 2WW le maniement de la baïonnette pour rendre naturel le meurtre en face-à-face même si cette arme n’est pas utilisée sur ses bateaux). => D’où la responsabilité considérable du commandement dans les brutalités guerrières, comme les exécutions de prisonniers. 1.2) Qui a tué à la guerre ? Problématique : Les civils au front sont-ils devenus des tueurs ? Réponse difficile car : - 1WW d’abord une guerre de matériel, une entreprise industrielle d’anéantissement et où la mort de masse est d’abord l’œuvre de l’artillerie. - Des soldats ont tué en face-à-face (ex les nettoyeurs de tranchées), certains ont même éprouvé du plaisir mais bcp ont refusé de tuer alors que l’occasion s’en présentait. - Des soldats ordinaires ont tué mais seulement dans une situation de « lui ou moi ». En fait, le précepte « vivre et laisser vivre » est au moins aussi important que le « tuer ou être tuer ». Ainsi, ceux qui tuent, sont rares et un peu des spécialistes que l’armée regroupe dans des unités spéciales comme la Légion étrangère ou l’unité d’élite que commandait Jünger. En effet, si chez quelques-uns uns la guerre libère des pulsions réprimées par la culture civile, il faut à tous les autres une lente érosion de la culture civile pour qu’ils acceptent de transgresser le tabou du meurtre. Enfin, le statut du tueur n’est pas celui d’un héros positif que l’on donne en exemple comme le montre les témoignages qui font l’éloge de ceux qui ont résisté à la rage et à l’excitation du combat pour laisser la vie à l’ennemi qui se rendait. => La guerre n’a donc brutalisé qu’une infime minorité des soldats (ceux qui y étaient sans doute enclins) et s’il y a brutalisation des sociétés occidentales, elle passe surtout par une accoutumance diffuse de l’ensemble de la société à la mort de masse. 1.3) Le pacifisme des combattants. Thèse centrale : En France, le pacifisme est très fort dans l’ensemble de la société. Il combat le mythe de l’homme nouveau régénéré par la guerre, il dénonce la brutalisation et la déshumanisation des combattants. La guerre est donc condamnée et il faut impérativement à l’avenir épargner les vies humaines (d’où non-opposition à Hitler et non-intervention en Espagne). Ainsi, le « jamais plus » était le cri de tous les anciens combattants. Que ce soit l’UNC (Union nationale des combattants, droite) ou l’UF (Union fédérale, gauche), elles sont toutes les deux pacifistes et regroupent près de deux millions d’adhérents. Exemple : Quand Mussolini développe son argumentaire sur la guerre régénératrice, l’UNC (pourtant proche des thèses fascistes) répond dans La Voix de Combattant du 13 août 1932 : « C’est avec ces solennelles âneries qu’on trompe les peuples, qu’on mobilise les cerveaux et qu’on prépare les prochaines boucheries. Non. Mille fois non, la guerre n’est pas une école de noblesse et d’énergie […] La guerre est un fléau plus redoutable que la lèpre, la peste, le choléra, le cancer ou la tuberculose ». 2) L’expérience de la guerre et la culture politique. Thèse centrale : Les soldats français et allemands ont combattu dans la même guerre, les différences ne sont dons pas dues à la violence de guerre et à la mort de masse. Chaque société lit l’expérience de guerre à la lumière de sa propre culture. 2.1) Le citoyen. La première différence entre les deux pays tient au mode de relation entre l’individu et la nation. En F, avant 1914, l’affaire Dreyfus démontre qu’il n’est pas juste de condamner un individu pour préserver l’intégrité d’une institution comme l’armée. Dès lors, on donne plus de valeur à l’individu qu’à l’institution et donc inversement l’institution doit respecter l’individu car aucune valeur n’est plus haute que le citoyen. Cet idéal de citoyenneté n’est valable qu’en F qui est la seule République parmi les pays belligérants. La guerre n’a pas suspendu ce principe et les soldats se vivaient comme des citoyens mobilisés et c’est la raison pour laquelle ils n’ont jms accepté les exécutions sommaires. La F est de ce point de vue à l’opposé de l’All donc l’affirmation que la mort de masse a entraîné une dévalorisation générale de la vie humaine n’est pas une règle générale. Il faut aller voir du côté de la culture politique. 2.2) La force et le droit. Conditions qui expliquent la différence F/All : - La victoire d’un côté ; la défaite de l’autre. Dans un pays victorieux, l’existence de la nation n’est pas en jeu alors qu’en All la nation sa désagrégeait sous le choc de la défaite et de la révolution. - La culture politique allemande affirme la légitimité de la force. Pour Bismarck, les questions devaient être tranchées par le fer et le sang donc le plus fort doit imposer sa volonté. Cette logique est inapplicable dans les rapports entre individus. On se retrouve donc avec un double système de valeurs : la vie privée doit respecter les règles du droit alors que les hommes politiques n’ont pas à les respecter pourvu qu’ils agissent pour le bien de l’Etat et de la Nation. Conception totalement inverse en France où il n’y a qu’une seule morale qui régit à la fois la vie publique et la vie privée. Cette conception d’une morale globale identique est partagée par les républicains et l’Eglise pour qui la maxime : « La fin justifie les moyens » est inacceptable. Dès lors, ni la nation ni l’Etat ne sont au-dessus de la loi morale et la politique doit être soumise au droit et non à la force. 2.3) Nation et nationalisme structurent les réactions à l’expérience de la guerre. Le nationalisme français est particulier. Ainsi, le terme même de « nation » ne désigne pas ici une communauté ethnique ou linguistique confrontée à d’autres nations (def allemande) mais désigne le peuple en tant que détenteur de droits politiques (au départ face à la monarchie absolue car le terme apparaît pdt la Révolution Française). Les Français se définissent donc comme des citoyens égaux en droits et non pas comme une communauté opposée aux autres nations (rien d’analogue au pangermanisme en France). De ce fait, l’amour de la patrie conduit à l’amour de toute l’humanité, la France ayant la prétention de parler pour l’ensemble de l’humanité car elle se considère comme son anticipation, comme le modèle même de ce que l’ensemble de l’humanité devrait devenir. On le trouve chez :- Clemenceau (discours à la Chambre le jour de l’armistice : « La France, hier soldat de Dieu, aujourd’hui soldat de l’humanité, sera toujours le soldat de l’idéal ». - Victor Hugo : « Le jour où la France s’éteindrait, le crépuscule se ferait sur toute la terre ». - Michelet : « L’Humanité aime la France parce que la France aime l’humanité et la sert ». Tout l’enseignement de l’école républicaine avant 1914 développe cet amour de la patrie et de l’humanité et tourne le dos à l’impérialisme guerrier continental (même l’Alsace-Lorraine ne justifie pas une guerre, ce n’est qu’un deuil sur les cartes). 2.4) L’homme nouveau. Thèse centrale : Dans les deux pays, le thème est récurrent au début du 20ème s d’une société décadente qui avait besoin d’être régénéré par la jeunesse, la vitalité, l’énergie et la volonté. L’impact est important sur les étudiants et les élites intellectuelles (enquête Agathon en France). Ainsi, il y a une héroïsation des anciens combattants comme exemples vivant d’énergie et de virilité. Cela conduit à revendiquer pour eux un droit éminent à contrôler les destinées de la Nation. - En France, les anciens combattants réclament une « magistrature morale » et pensent qu’ils devraient être en charge de la nation. Pourtant, cela ne débouche pas sur une brutalisation de la politique car ils refusent de voir le politique comme un combat et cela reste en général une rhétorique qui ne descend jamais au niveau des actes. Au contraire, on peut dire, que le mouvement des anciens combattants a été en France un élément de consolidation de la République, de mise en garde contre la tentation fasciste et d’apaisement de la vie politique (il faut réconcilier et unir les français) spécialement pendant le Front Populaire. - En Allemagne, la guerre se poursuit effectivement par une autre guerre contre les ennemis intérieurs. Les révolutionnaires sont des traîtres à la nation dont l’élimination est un devoir sacré. Tuer les révolutionnaires est aussi légitime qu’il l’était de tuer des soldats français ou anglais. Conclusion : Il est donc difficile de soutenir que la brutalisation de la politique allemande et son point ultime, l’arrivée au pouvoir des nazis, découle directement de l’expérience de guerre, si cruciale qu’elle ait pu être. Elle résulte de conditions beaucoup plus larges, enracinées dans la culture allemande bien avant la guerre. En France, au contraire, la même expérience, modelée par une autre culture, a conduit au pacifisme et à la réconciliation civique. [...] Lire la suite [ Commentaires (49) / Non lus (49) / Laisser un commentaire | Permalien ] |
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