Des joints aux vêtements, ce caoutchouc artificiel au sein duquel les petits accrocs se referment d'eux-mêmes promet d'innombrables applications. Ce matériau étonnant, qui vient d'être présenté par une équipe française, n'est pas conventionnel : il est constitué de réseaux de molécules liées entre elle. On parle de matériau supramoléculaire.
Un coup de canif sur ce caoutchouc et la blessure se referme complètement après un simple massage, comme avec de la pâte à modeler. On peut même, comme le montre la vidéo, couper en deux un cordon fait de cette matière molle et le reconstituer ensuite, sans colle et sans laisser de point de faiblesse à l'endroit de la coupure... Ce surprenant matériau vient d'être présenté par l'équipe du laboratoire Matière molle et chimie (une unité commune au CNRS et à l'ESPCI, Ecole supérieure de physique et de chimie industrielles, Paris) et fait l'objet d'une publication dans la revue Nature. L'équipe est dirigée par Ludwik Leibler, qui fut collaborateur de Pierre-Gilles de Gennes, illustre amateur de matière molle.
Depuis longtemps, les scientifiques cherchent des pistes pour réaliser ce rêve d'ingénieur, qui ferait disparaître sans intervention les rayures, les fissures, les criques, les coupures et autres accrocs que les organismes vivants savent si bien réparer.
Des solutions ont été imaginées, notamment pour des matériaux durs, et parfois sophistiquées. Mais l'équipe de Ludwik Leibler explore une autre voie : celles des matériaux supramoléculaires. En 1987, l'étude de ces structures a valu le prix Nobel au Français Jean-Marie Lehn et aux Américains Donald J. Cram et Charles J. Pedersen. Une chimie complètement nouvelle était née, que Jean-Marie Lehn a proposé d'appeler
supramoléculaire.
Quand les deux morceaux du cordon coupé sont approchés, des liaisons hydrogène se mettent en place au niveau de la jointure. Elles sont de la même nature que celle assurant la cohésion du matériau lui-même :
la cicatrisation est parfaite.
Jouer au Lego avec les moléculesAlors que la chimie traditionnelle manipule les liaisons entre atomes, la chimie supramoléculaire tire profit des liaisons intermoléculaires, de nature physique et non chimique (comme la liaison hydrogène qui lie entre elles les molécules d'eau). On peut ainsi construire des édifices de grande taille (à l'échelle nanométrique) dans lesquels les molécules s'accrochent entre elles ou s'imbriquent les unes dans les autres. Avec les enzymes et les multiples récepteurs sur la membrane des cellules, la vie utilise la chimie supramoléculaire mais ces phénomènes sont peu présents dans le monde minéral. « C'est une chimie qui n'est pas souvent utilisée dans l'univers, nous pouvons grâce à elle imaginer des structures inédites » expliquait Jean-Marie Lehn après son prix Nobel.
Cette nouvelle chimie a depuis essaimé dans plusieurs domaines, jusqu'à l'électronique. Le laboratoire Matière molle et chimie l'utilise pour réaliser des matériaux aux propriétés innovantes. Avec des acides gras organiques (d'origine végétale) et de l'urée, les chercheurs sont parvenus à créer des liens intermoléculaires. Des groupes azotés (amides et imidazolidones) s'installent sur les acides gras et favorisent les liaisons hydrogène entre molécules. Celles-ci peuvent alors s'enchaîner pour former de longues structures, ressemblant à un polymère. Mais ici la cohésion est assurée par les liaisons hydrogène et non des liaisons chimiques.
Des jouets, des joints, des peintures...Cette structure explique la cicatrisation : quand les deux bords de la plaie sont appliqués l'un contre l'autre, les liaisons hydrogène se reforment entre les molécules et le matériau retrouve son intégrité complète. La réparation n'impose pas d'appliquer une force importante, une élévation de température ou la présence d'un catalyseur, comme c'est le cas avec d'autres matériaux expérimentaux capables de cicatrisation. La seule condition est que les bords de la plaie restent en contact sous l'effet d'une faible pression, ce qui est possible puisque le matériau reste mou. En effet, les acides gras portent soit deux soit trois fonctions azotées et ne prennent donc pas tous la même forme, interdisant la cristallisation.
Avec des liaisons non-covalentes (donc pas de nature chimique), qui accrochent les motifs noirs, rouges et bleus sur ce schéma, on obtient un matériau dont les propriétés ressemblent à celles d'un polymère (qui, lui, est formé de molécules chimiquement soudées entre elles).
Ce jeu d'assemblage ouvre un monde de possibilités nouvelles, exploré par la chimie supramoléculaire, une jeune science de vingt ans.
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© ESPCI« Tout ce qui travaille dans la compression, comme les joints de structure, les revêtements susceptibles de se rayer, est concerné, explique Ludwik Leibler à l'AFP. Si vous percez un joint d'étanchéité dans un mur, il va se réparer tout seul. » Les applications potentielles sont donc nombreuses. Dans la revue Nature, Ludwick Leiber confie qu'il rêve de voir son matériau utilisé pour fabriquer des jouets
« parce que les enfants adorent casser les objets ».
Le rêve n'est peut-être pas loin car le laboratoire a signé un accord avec Arkema, un groupe français de chimie. Les applications vont bien au-delà des jouets. Des vernis et des adhésifs sont au programme, ainsi que des matières plastiques biodégradables.
Deux feuilles de ce nouveau matériau, approchées l'une contre l'autre, ne feront bientôt plus qu'une...
© François Tournilhac/Ludwik Leibler ESPCI/CNRS
Par Jean-Luc Goudet - Futura-Sciences